La table de travail
Il fait tout cela pour moi, moi qui ne daigne même décrocher le téléphone.
Ma famille arménienne
Pourquoi m’aiment-ils tant ?
Je ne comprends pas.
La peur d’être aimée.
C’est peut-être pour cela que je suis si farouche.
L’incompréhension.
Comment ai-je pu faire naître un sentiment si fort ?
Aurais-je peur de l’amour car il représente quelque chose d’étouffant à mes yeux ?
Une attache.
Un feu à entretenir.
Des attentes.
Et moi qui coure tant après la liberté.
Qui déjà suis effrayée de faire souffrir mes proches parents.
Qui supporte déjà le poids d’une famille.
Voilà que je me retrouve tiraillée entre deux !
Narine
La beauté de son visage, si doux, paré de ses sourires chaleureux.
A l’occasion de ma venue, elle s’était tout particulièrement mise en beauté.
Les efforts qu’elle déploie pour entretenir le feu dans son foyer.
Le gigantesque poêle au milieu du salon.
Les histoires qu’elle raconte à son petit-fils pour calmer son énergie dévastatrice.
Ruben s’évertuant à frapper le sol de sa bêcheuse.
Les petites phrases aimables qu’elle murmure à son mari lorsqu’elle fait l’intermédiaire entre nous.
Sako ne me parle jamais directement, par pudeur ?
C’est la femme, la mère, la grand-mère et l’amie, tout à la fois.
Karbis
Le fils de la famille à la sensibilité trop développée.
Il étudie maintenant la littérature russe.
Il a grandi mais ses manières restent inchangées.
S. a dit qu’il lui faisait penser à Truman Capote.
J’espère que comme lui il réussira à obtenir richesse et notoriété.
J’espère qu’il pourra vivre sa vie, caché peut-être, mais qu’il s’épanouira.
Mari
Mari travaille dur, trop dur.
La société a changé et le capitalisme a explosé dans ce petit pays qui n’y était pas préparé.
Il y a peu voir pas de réglementation du travail.
Le gouvernement se rempli avidement les poches du travail de son peuple.
Mari avec son diplôme d’économie est caissière dans un supermarché.
Chaque jour que Dieu fait, elle se rend à son travail où elle enchaîne huit heures sans une pause.
Lorsqu’elle arrive, elle est au centre de notre rencontre.
Par sa bouche, la nourriture est engloutie, puis une fois rassasiée, c’est par sa bouche encore que les questions fusent.
Par sa bouche, car elle seule parle un anglais appréciable.
Par sa bouche, ils nous interrogent, nous cuisinent, essayent de comprendre ce monde que nous représentons et qui vient perturber le leur.
Meri
Meri ne travaille pas, elle élève son fils.
Activité qui semble la fatiguer.
Elle n’a pas un fort caractère et sa timidité montre bien qu’elle est assez soumise.
Elle n’a que peu d’emprise sur son enfant et pouvoir le temps de quelques heures déléguer sa responsabilité de mère à sa propre mère.
Sako
Sako n’est pas sur l’image mais pourtant il est là.
Il est omniprésent car c’est le chef du foyer.
Il se cache derrière tous ces fastes que l’on déploie pour nous ce soir là.
Au moment où on festoie, il travaille dur pour rendre cela possible.
Il faut prendre, apprécier, c’est comme cela qu’il sera remercié.
Sako ne me parle pas directement.
Il doit avoir de la pudeur là-dedans.
Il met entre nous une certaine distance.
Mais je comprends bien quand il s’adresse à sa femme qu’il s’inquiète pour moi.
Il m’a fait peur car il représente une autorité que je ne conçois pas : celle du père de famille.
Il s’est senti responsable de moi comme de ses propres enfants.
Mais je suis différente et bien que de la même racine, ma famille a pris un autre embranchement.
Maintenant je le comprends mieux, il ne me fait plus peur et pourquoi en aurais-je peur ?
Ruben
Ruben est un garçon malicieux.
Un diablotin aux cheveux blonds et bouclés, angéliques.
Ruben est avant tout un garçon et cela fait la différence.
Il peut courir sur les meubles, frapper sur le sol à l’aide d’une bêcheuse, cracher et frapper sa mère.
Personne ne dira rien, pas un mot plus haut que l’autre, voir même on en rit.
Mais cela aurait surement été différent si Ruben avait été une fille.
Visite à la famille
Retour dans ces rues anciennement arpentées, à l'arrière du taxi sur un fond de musique franco-arménienne, reprise d' " Aux champs Elysées".
Je reconnais petit à petit le quartier de Nor Aresh, l'école, la place, mon coeur se soulève.
Le dîner chaleureux et fastueux contraste avec la pauvreté de l'habitat.
Derrière chaque acte bienveillant se cache une réalité.
Derrière mon assiette sans cesse réapprovisionnée, il y a ce poële gigantesque qui trône au milieu du salon, me rappellant qu'ils n'ont pas de chaffage l'hiver.
Derrirère les supplications pour que je regagne ma place à table, il y a la crainte que je n'attrape froid dans cette cuisine glaciale et enfin derrière la serviette gentillement tendue à ma sortie des toilettes, il y a la volonté de me faire oublier cette fenêtre cassée et la porte qui ne ferme pas.
Je me suis posée cette question : dois-je photographier cela ? Mais je ne peux pas photographier. Je ne peux pas montrer ce que ces honnêtes gens font tout pour cacher.
De même, je n'aurais pas photographié l'enfant qui encouragé par son entourage embrasse langoureuseument la poitrine d'une femme dénudée trônant au beau milieu d'un magazine tout public.